Au cours du siècle dernier, l’Allemagne s’est trouvée trois fois en
faillite. Si elle a pu se relever, c’est entre autres au détriment de la Grèce,
expliquait l’historien de l’économie Albrecht Ritschl en 2011 dans un entretien
avec l'hebdomadaire Der Spiegel de Hambourg. L’Allemagne joue les donneuses de leçons sur la question de savoir s’il
convient d’accorder de nouvelles aides à la Grèce. Le gouvernement se montre
inflexible sur le mode : “Vous n’aurez de l’argent que si vous faites ce
que nous vous demandons.” Cette attitude est-elle justifiée ?
Albrecht Ritschl : Non, absolument pas. Dans toute l’histoire récente,
c’est l’Allemagne qui a connu les pires faillites d’État, au XXe siècle.
Sa stabilité financière et son statut de bon élève de l’Europe, la République
fédérale les doit uniquement aux États-Unis, qui, aussi bien après la Première
Guerre mondiale qu’après la Seconde, ont renoncé à des sommes considérables.
Malheureusement, on a un peu trop tendance à l’oublier.
Que s’est-il passé
exactement ?
Entre 1924 et 1929, la république de Weimar a vécu à crédit
et a même emprunté auprès des États-Unis l’argent dont elle avait besoin pour
payer les réparations de la Première Guerre mondiale. Cette pyramide s’est
effondrée pendant la crise de 1931. Il n’y avait plus d’argent. Les dégâts ont
été considérables aux États-Unis et l’effet a été dévastateur sur l’économie
mondiale.
Il s’est produit la même chose après la Seconde Guerre mondiale.
Sauf que les États-Unis ont veillé à ce que l’on n’exige plus de
l’Allemagne des réparations aussi exorbitantes. A quelques exceptions près,
toutes les demandes ont été renvoyées à une future réunification des deux
Allemagnes. C’est véritablement ce qui a sauvé l’Allemagne, cela a été le
fondement du miracle économique qui a commencé dans les années 1950. Mais les
victimes de l’occupation allemande ont dû renoncer aux réparations, y compris
les Grecs.
Quelle a été l’ampleur des défauts de paiement de l’État
allemand ?
Si l’on prend la puissance économique des États-Unis comme point de
référence, le défaut allemand des années 1930 a eu autant d’impact que la crise
financière de 2008. En comparaison, le problème de la Grèce est minime. Seul le
risque de contagion à d’autres pays de la zone euro pose problème.
La
République fédérale passe pour être un modèle de stabilité. Combien de fois
l’Allemagne a-t-elle fait faillite, au total ?
Cela dépend du mode de calcul. Rien qu’au cours du siècle dernier, au
moins trois fois. Après les premiers défauts de paiement, dans les années 1930,
les États-Unis ont consenti une remise de dette considérable à la République
fédérale, en 1953. A partir de là, l’Allemagne s’est portée comme un charme
pendant que le reste de l’Europe se saignait aux quatre veines pour panser les
plaies laissées par la guerre et l’occupation allemande. Même en 1990, le pays
s’est retrouvé en situation de non-paiement.
Pardon ? Un
défaut ?
Oui, le chancelier d’alors, Helmut Kohl, a refusé d’appliquer l’Accord
de Londres de 1953 sur les dettes extérieures de l’Allemagne, qui disposait que
les réparations destinées à rembourser les dégâts causés pendant la Seconde
Guerre mondiale devaient être versées en cas de réunification. Quelques
acomptes ont été versés. Mais il s’agissait de sommes minimes. L’Allemagne n’a
pas réglé ses réparations après 1990 – à l’exception des indemnités
versées aux travailleurs forcés. Les crédits prélevés de force dans les pays
occupés pendant la Seconde Guerre mondiale et les frais liés à l’occupation
n’ont pas non plus été remboursés. A la Grèce non plus.
Contrairement à
1953, il s’agit moins aujourd’hui d’accorder une remise de dette à la Grèce que
d’étirer l’échéancier du remboursement. Peut-on dire que le pays est menacé de
faillite ?
Absolument. Un pays peut faire faillite même s’il n’est pas
complètement fauché. Tout comme en Allemagne dans les années 1950, il serait
illusoire de croire que les Grecs pourront s’acquitter seuls de leur dette.
Aujourd’hui, il faut fixer le volume des pertes auxquelles doivent consentir
les créanciers de la Grèce. Et, surtout, il s’agit de savoir qui va payer.
Et
le premier des payeurs devrait être l’Allemagne…
En résumé, oui. Nous avons été très inconséquents – et nos
industries exportatrices s’en sont bien trouvées. Personne en Grèce n’a oublié
que la République fédérale devait sa bonne forme économique aux faveurs
consenties par d’autres nations. Les Grecs sont parfaitement au courant des
articles hostiles à leur égard parus dans les médias allemands. Si le vent
tourne dans le pays, de vieilles revendications liées aux réparations de guerre
pourraient refaire surface, y compris dans d’autres pays européens. Et si
l’Allemagne se trouve contrainte de les honorer, nous y laisserons notre
chemise. En comparaison, le renflouement de la Grèce est plutôt une bonne nouvelle.
Si nous écoutons les boniments dont on nous abreuve et si nous continuons à
jouer les grippe-sous, le cigare aux lèvres, nous sommes condamnés tôt ou tard
à voir resurgir de vieilles ardoises.
Quelle solution serait actuellement
préférable pour la Grèce et l’Allemagne ?
Les
faillites qu’a essuyées l’Allemagne au siècle dernier nous enseignent que le
plus raisonnable serait de consentir une remise de dette généreuse. Ceux qui
ont prêté de l’argent à la Grèce seraient alors contraints de renoncer à une
bonne part de leurs créances. Certaines banques n’y survivraient pas, et il
faudrait alors mettre sur pied de nouveaux programmes d’aide. Cela pourrait
revenir cher à l’Allemagne, mais, d’une manière ou d’une autre, il nous faudra
mettre la main à la poche. Et puis la Grèce se verrait ainsi donner une chance
de prendre un nouveau départ.
Source : Le Courrier International
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire