Avec la montée du FN, la crainte d’une arrivée massive de réfugiés, la revendication sécuritaire relancée par les attentats islamistes et, surtout, la perte par la gauche de toutes les élections partielles depuis la présidentielle de 2012, un serpent de mer s’est insinué dans le débat public qui a pour nom «droitisation de la société française». La Fondation Jean-Jaurès, proche du PS, a ainsi expliqué dans un rapport dense et confus que la France se droitise, entre autres parce qu’une majorité de personnes jugent qu’«il y a trop d’immigrés» et «qu’on ne se sent en sécurité nulle part». Ce qui est une bonne raison, pour ce même PS au pouvoir, de recentrer son action en direction de cette partie majoritaire de l’électorat qui se serait «droitisée».
Mais que signifie pour une société le fait de se «droitiser» ? Pour les adeptes, la réponse tient en quelques demandes supposées «profondes» de la société : autorité, sécurité, liberté des entreprises, rejet de l’assistanat, rejet des étrangers et des migrants… Ils se fondent sur des enquêtes hétérogènes d’instituts de sondage qu’il faut souvent interpréter avec force «nuances» pour intégrer les données récalcitrantes - le fait qu’une majorité de répondants considèrent qu’«il faut que l’Etat intervienne pour corriger et encadrer le marché» ou demeurent favorables au mariage et à l’adoption pour les couples gays (Ifop, 2013). Nuances nécessaires aussi pour tenir compte du fait que le chômage, la pauvreté et la crise économique sont loin devant l’immigration et la perte d’identité de la France dans les préoccupations des personnes interrogées - l’insécurité occupant une position intermédiaire (enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, CNCDH, 2011).

A vrai dire, l’observation des croyances ou des valeurs «profondes» d’une société peut difficilement se faire à partir d’enquêtes menées sur le court terme et au gré d’événements qui sidèrent l’opinion, comme les attentats islamistes ou les plaintes récurrentes du Medef sur les entraves à la liberté d’entreprendre et à la création d’emplois. Des observations régulières et systématiques, comme celles de l’enquête Arval qui, en partenariat avec la Commission européenne, réalise tous les neuf ans depuis 1981 une enquête assez fouillée sur «les valeurs des Français», seraient sans doute plus fiables. La dernière en date, celle de 2008 (la suivante n’aura lieu qu’en 2017), n’allait pas dans le sens d’une «droitisation» de la société française. En plus d’un ordre des priorités tourné vers l’intime : travail, famille, amitiés passant bien avant la politique ou la religion, l’enquête témoignait plutôt d’un recul des conservatismes sur les questions de croyances, de mœurs, de choix de vie, de voisinage, de réussite (l’échec personnel étant imputé d’abord à la société), de protection de l’environnement, de citoyenneté, de genre (pour le partage du travail ou des devoirs parentaux), et même de partage du travail avec les étrangers. Ce que confirment aussi les grandes enquêtes de l’UE sur «les valeurs des Européens» et le ton général de la production cinématographique contemporaine.
D’autre part, les notions de droite et de gauche, originellement associées aux places d’élus siégeant à droite ou à gauche d’une assemblée, permettent surtout aux électeurs de se situer eux-mêmes dans un camp ou un autre - à égalité d’ailleurs entre les deux (enquête CSA, 2014). De ce point de vue, il serait donc plus simple de considérer qu’un pays n’est ni plus ni moins «droitisé» ou «gauchisé» que la majorité qui a remporté ses dernières élections. En ce sens minimal, il est tout à fait vrai que la France était «droitisée» à seulement 46,87 % (somme des voix des candidats de droite) lors du premier tour de la présidentielle de 2012, tandis qu’elle l’était à 59,61 % lors des élections régionales de 2015, soit un gain assez spectaculaire de 12,74 points. Sauf que cela ne dit rien d’autre que ce qu’on sait déjà par la simple observation des résultats : la gauche a reculé et la droite a sensiblement augmenté son pourcentage de voix. Ce qui, en soi, ne préjuge pas de ce qui se passera aux prochaines élections.
Ces remarques devraient inciter à prendre la droitisation pour ce qu’elle est, c’est-à-dire au fond une propagande politique, menée par différents bords et à des fins différentes, mais qui peut avoir des effets pratiques sur le moral des citoyens et, in fine, sur leurs choix électoraux. Le fait qu’on victimise sans cesse les chefs d’entreprise peut expliquer les fluctuations du jugement sur le caractère suffisant ou excessif des impôts perçus sur les plus riches. Ou encore la frilosité à tenir en France, contrairement à l’Allemagne, un discours courageux sur l’accueil des étrangers finit par rendre inaudibles les considérations politiques les plus élémentaires : que les gens en danger viendront de toute façon et qu’il vaut mieux qu’ils arrivent en paix que dans un climat de panique. On pourrait peut-être se souvenir ici de ce que disait Aristote sur l’importance du discours en politique. En dehors des crises majeures, guerres et révolutions, les transformations sociales sont lentes, et c’est seulement le discours politique qui donne le ton et le climat moral de l’avenir qu’une cité se prépare.
Dans cette histoire de droitisation, il y a, en fait, un non-dit qui est tout simplement le sens politique qu’on accorde au fait de se réclamer de la droite ou de la gauche et qui, au-delà de l’opinion sur tel ou tel thème d’actualité, concerne ce qu’on appelle, si je puis me permettre d’être ringard, le progrès social et l’émancipation individuelle. La droitisation est une prophétie qui se veut autoréalisatrice pour ceux qui espèrent gagner les élections sur ce cheval de bataille, mais qui se révèle surtout autodestructrice de l’imaginaire progressiste et émancipateur - dont le PS au pouvoir est encore l’héritier. Le but d’une flatterie permanente des idées réactionnaires est clairement électoral, comme l’était celui de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2012 lorsqu’il se faisait conseiller par Patrick Buisson. Mais la circularité du raisonnement qui préside à l’idée de droitisation peut se révéler une politique de gribouille si, comme pour Sarkozy, les électeurs ne suivent pas, et s’ils préfèrent finalement l’original à la copie en votant carrément à droite, suivant un principe de cour de récré : si tu penses que je suis ce que tu dis, alors tu peux compter sur moi pour l’être encore davantage. La seule façon d’en sortir serait de se dire, suivant les termes d’un slogan très actuel : «On vaut mieux que ça.»