// ...

mercredi 26 février 2014

Le Front national sur un plateau

Article d'Eric Dupin, tiré du Monde Diplomatique de mars 2014
Les voies de la normalisation médiatique
Se prétendant un parti « hors système », le Front national se plaint d’être dédaigné par les journalistes. Pourtant, ses représentants, à l’instar de la plupart des dirigeants politiques, utilisent les médias, préparant les petites phrases qui seront reprises partout. La multiplication des sondages, souvent contestables, permet au parti de faire les gros titres des journaux, tandis que sa vision ethniciste de la société passe au second plan.
Qu’il est loin, le temps où les journalistes hésitaient à donner la parole au Front national (FN) ! Sa présidente, Mme Marine Le Pen, multiplie aujourd’hui les prestations radiophoniques et télévisuelles. Son second, M. Florian Philippot, est un habitué des interviews matinales, au point d’avoir accepté courageusement celle d’Europe 1 le 1er janvier dernier. Il est intervenu à quatre reprises dans les émissions matinales en décembre 2013. Ses camarades se moquent de sa propension à passer d’un plateau de chaîne d’information continue à un autre. « La télé rend fous ceux qui n’y passent pas », réplique-t-il (1).

Chargé de la stratégie et de la communication, M. Philippot se félicite de la présence croissante de son parti dans le champ médiatique, tout en la jugeant encore insuffisante au regard de son poids électoral. « D’après les statistiques du CSA [Conseil supérieur de l’audiovisuel], depuis la dernière présidentielle, nous bénéficions d’environ 5 % du temps d’antenne », se plaint-il. Un examen de ces statistiques complexes ne semble pas lui donner tort (2). A la radio, le FN apparaît très légèrement au-dessous du niveau d’Europe Ecologie - Les Verts (EELV) (lire l’encadré ci-dessous). Son temps d’intervention est bien meilleur sur les chaînes d’information continue ; mais il se réduit à la portion congrue dans les journaux et les magazines des télévisions généralistes. Quantitativement, le parti d’extrême droite reste traité comme les « petits partis », c’est-à-dire très loin derrière l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS).

Une autre mesure confirme cette appréciation. Le Lab d’Europe 1 publie chaque mois un palmarès des invités politiques des émissions matinales à la radio et à la télévision (3). En décembre 2013, les personnalités du FN totalisaient huit passages, soit autant qu’EELV, infiniment plus que le Front de gauche (zéro), mais largement moins que le PS (soixante-six) ou l’UMP (trente-sept). Le parti frontiste se réjouit d’avoir réussi à « imposer plusieurs visages » : Mme Le Pen et M. Philippot, mais aussi la députée Marion Maréchal-Le Pen ou encore le vice-président Louis Aliot.

Balourdise des intervieweurs

La présence renforcée sur la scène médiatique d’un FN dont le discours a évolué pose un problème stratégique aux journalistes. Convient-il désormais d’interroger un dirigeant d’extrême droite comme n’importe quel autre responsable politique ? Dans les faits, ce vieux débat est tranché dans le sens d’une normalisation. « Je n’ai pas à me plaindre du ton des interviews », déclare M. Philippot, qui maîtrise parfaitement le jeu médiatique. « Je sais avant la fin de l’émission sur quoi va titrer l’AFP  [Agence France-Presse] », s’enorgueillit-il. Jean-Michel Aphatie, l’intervieweur politique de RTL, ne le contredit pas : « Il sait tout à fait répondre à nos questions de façon à s’assurer une reprise. »
« Les interviews des dirigeants du FN ne sont plus aussi militantes. Elles sont devenues plus journalistiques », estime Aphatie, qui met cette évolution sur le compte d’un changement de thématiques. En se focalisant moins sur les sujets sulfureux de l’immigration et de l’insécurité et en ayant abandonné de vieux combats de l’extrême droite, comme celui contre l’avortement — du moins de façon directe (4) —, ce parti aurait gagné son ticket d’entrée dans un débat public plus apaisé.
Pourquoi la presse ne concentre-t-elle pas davantage son attention sur le double volet immigration-insécurité, sur lequel le FN, au-delà des variations sémantiques qui lui ont fait troquer la « préférence nationale » pour la « priorité nationale », n’a pas changé de programme ? Cette absence de critiques tient sans doute aussi à la banalisation de ses manières de voir, notamment grâce à leur propagation à de larges secteurs de la droite, notamment les élus du Sud. La maladresse des journalistes sur ces thèmes bénéficie également au FN.« Pourquoi la nationalité, cela vous semble-t-il si important ? »,demande Patrick Cohen, le 29 octobre 2013 sur France Inter, à Mme Le Pen, qui peut alors lui expliquer vouloir réserver certains avantages aux titulaires de la nationalité française quelle que soit leur origine.
Le FN est désormais plus fréquemment interrogé sur le volet social et économique de son programme. Mais, là encore, le questionnement se montre hésitant. Il y a la technique de la grosse caisse, employée par Jean-Jacques Bourdin face à Mme Maréchal-Le Pen, le 16 décembre 2013 au micro de RMC :« En lisant le programme du FN, j’ai eu l’impression de lire le programme commun de la gauche, le programme de [feu le président vénézuélien Hugo] Chávez (5 ! » Cette variante originale de « diabolisation » a eu pour seul effet de faire sourire la petite-fille de M. Le Pen. Aphatie s’interroge à voix haute : « On nous demande de décortiquer le programme du FN. Mais c’est aussi une manière de le crédibiliser, et il n’est pas si facile de s’en prendre à leurs propositions alors que les échecs des partis de gouvernement sont perçus par tout le monde... » Si même ce commentateur libéral déclaré en vient à douter de l’efficacité d’une critique économique des thèses frontistes, c’est que l’heure est grave.
Tout cela amuse M. Philippot. « En face de nous, on a des gens sans stratégie, qui hésitent entre critiquer nos positions sur le fond et camper sur une condamnation purement morale »,observe-t-il, parlant à la fois de ses adversaires politiques et des journalistes. Le FN profite de l’incapacité avérée du débat public à aborder comme elle le mériterait une question devenue centrale dans son discours et dans son succès : celle de l’euro. Dans les rares débats sur le sujet, l’isolement frontiste, seule formation avec celle de M. Nicolas Dupont-Aignant à se prononcer clairement pour la sortie de l’euro, est aussi patent que payant. « Lors d’un “Mots croisés” (6), j’étais seul contre tous, se souvient M. Philippot. Mais Yves Calvi a joué le jeu et m’a permis de répondre à mes contradicteurs. » La sortie de l’euro, « c’est un débat qui tourne en rond », objecte mollement Aphatie, qui se défend, contre l’évidence, de privilégier ce qu’il nomme un « cercle de la raison consciente »...
Face à un parti autrefois rejeté hors de l’agora démocratique, les journalistes en sont réduits à tenter quelques manœuvres piégeuses de moins en moins couronnées de succès au fur et à mesure que le discours des dirigeants du Front se fait plus lisse.