JeanJaurès |
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Les urgences du FdG
Cinq
ans. C'est le temps qu'il aura fallu, depuis sa première participation
électorale des Européennes de 2009, pour que les espoirs soulevés par le
Front de gauche s'assombrissent. Le FdG n'a pas été devant le P.S., pas
plus qu'il ne le fût aux municipales et à la Présidentielle, et le F.N.
triomphe. Que s'est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
On
doit se souvenir que lorsque le FdG est créé, P.C.F. et P.G. ne sont
pas nécessairement sur la même longueur d'onde. L'un cherche à se
survivre, l'autre à se dépasser pour se fonder avec d'autres, dans un
contexte de désengagement citoyen et de repères brouillés. A coups de
coude, Jean-Luc Mélenchon s'impose comme candidat commun. Sa campagne
présidentielle est encourageante et son score de 11 % honorable. Un bon
point pour construire. Il part cependant ferrailler contre Marine Le
Pen, dans le Nord-Pas-de-Calais à Hénin-Beaumont. C'est là que le FdG,
dans son ensemble, commet sa première vraie erreur stratégique. Il s'y
rend en effet sans aucune préparation. Le F.N. propose un dessein
national là où Mélenchon songe à la renégociation des traités 1.
L'asymétrie est flagrante. De plus, le F.N. est perçu comme un simple
produit médiatique. Les résultats du F.N. ne seraient pas en
augmentation et son électorat populaire serait largement dû au
basculement vers la xénophobie d'un électorat traditionnel de droite…
Deux ans plus tard, ce pur produit médiatique multiplie par quatre (en
comparant avec les Européennes de 1999) le nombre de ses électeurs. Et
on ne sache pas que la droite attirât un nombre si considérable de
chômeurs et de jeunes de moins de 30 ans 2, mais plutôt des
personnes âgées, ce qui ne correspond pas du tout au public s'étant
porté cette fois en nombre sur le F.N. Qui plus est, le FN réalise son
meilleur score national sur cette vieille terre socialo-communisante.
Cet
échec symbolique, aux Législatives comme aux Européennes, a pour
soubassement une analyse erronée de la « période ». Les dirigeants du PG
la jugent propice « à la révolution citoyenne », prennent force exemples sur le Vénézuela et l'Equateur, citent « les révolutions arabes »,
envisagent une version française du mouvement des « Indignés »
espagnols, et veulent se débarrasser au plus vite du P.S. La période est
hystérisée. Alors, oublié le rêve de scores mirifiques à la
Présidentielle, Hénin-Beaumont passé par pertes et profits, Mélenchon
poursuit sa stratégie de tension. Des formules assassines, des
explications à n'en plus finir, mais pas de propositions alternatives
durant ses apparitions médiatiques. Même dans le domaine où le FdG est
naturellement attendu : la lutte contre le chômage, et les bas salaires.
Pas un seul tract du FdG en la matière.
Le P.C.F. renâcle…
En 2013, le Conseil national du FdG ambitionne un nouvel objectif : la création d'un « Front du peuple », façon
Front populaire en gestation. C'est-à-dire un cartel de partis
politiques, de syndicats, d'associations et de personnes idoines qui
voudront bien gouverner en commun. Cette conception inspirée du P.C.F.
(qui dispose des plus grandes forces) est une formule ouverte, qui ne
mange pas de pain. Un « Front du peuple » n'exclue rien ni personne. Ni
la gauche-P.S. et autres E.E.-L.V., ni syndicats ni associations, ni
arrangement tactique… Le dépassement général pour une formation unique de la gauche de gauche n'est plus à l'ordre du jour. L'ambition
est à l'élargissement du FdG dans un mouvement politico-social de la
gauche qui, par capillarité, trouverait à convaincre le reste des
formations institutionnelles (gauche-P.S., E.E.-L.V., Nouvelle Donne,
M.R.C.)…
C'est la pratique protéiforme
du P.C.F. aux Municipales qui a clairement donné à voir l'élasticité de
cette stratégie du « Front du peuple », et l'état réel du FdG. Au motif
de voir « grand angle », il devenait possible de prioriser au 1er
tour le rassemblement de « la gauche » au prix de l'effacement du FdG.
Aux Législatives, déjà, le P.C.F. avait imposé à ses partenaires que le
logo commun soit laissé à la discrétion du P.S. au 2e tour,
contre l'avis des collectifs militants locaux. Le FdG cesse d'être le
lieu espéré, à travers des Assemblées citoyennes souveraines, où
pourrait se socialiser à une grande échelle les questions de pratiques,
de programme et de stratégie. Les manifestations, les rassemblements
divers organisés, ne sont pas non plus l'occasion de mettre ces
questions-clés à la portée de tous. Les têtes de liste électorales
restent du ressort du cartel FdG. Les militants encartés sont des
petites mains. Les non-encartés sont condamnés à n'être que des
compagnons de route. L'éducation populaire se réduit aux interventions
de J.-L. Mélenchon dans ses meetings.
L'ambition de « parti-creuset »
que le P.G. voulait incarner, exemplaire et emblématique de ce que
pourrait être la formation unique, ne convainc pas non plus. Sans la
garantie d'une démocratie interne, les formations que draguait le P.G
(Gauche anticapitaliste en premier lieu) préfèrent se rapprocher de «
Ensemble », le 3e pôle. Cet échec du P.G. ne compte pas pour peu dans l'évolution du FdG.
P.C.F. et P.G. développent leur propre expression et réduisent désormais au minimum la propagande commune du FdG.
Résultat : là où on attendait l'ouverture de chantiers programmatiques et une pratique politique plus exemplaire,
on se retrouve avec un programme minimal, « L'Humain d'abord », la même
suffisance des directions politiques, des stratégies de courte vue, une
concurrence sournoise, une confusion sur les perspectives. Presque un
sauve-qui-peut. C'est pourquoi le résultat aux Européennes, cinq années
après l'apparition du FdG, apparaît comme un retour de bâton logique. Le
P.C.F. se survit, le P.G. devient le parti « des amis de Mélenchon »,
et Ensemble est la formation « mouvementiste » par excellence qui
préexistait dans les Comités unitaires anti-libéraux (C.U.A.L.) d'avant
le FdG. Tout ça pour ça ? Un gâchis.
*
Que faire ?
Pas de science infuse en la matière. Mais quelques éclairages.
1. D'abord, laisser la chance au FdG d'exister…
Cela
signifie que les Assemblées citoyennes doivent recouvrer une réalité
souveraine. On doit pouvoir y adhérer. Doit se mettre en place une
structure nationale des Assemblées citoyennes de nature à transformer le
caractère cartellisé du FdG en un embryon de futur parti. Pourquoi pas
la création d'une revue papier et sa version numérique, dont l'objectif
serait d'animer intellectuellement ces Assemblées ? Cela suppose que
P.C.F., P.G. et Ensemble se délestent d'une partie de leurs activités
pour mutualiser ce travail militant commun. Le P.C.F. y fait obstacle 3 ?
Alors, cette obstruction doit sortir du secret des directions, faire
l'objet d'une controverse publique, donnant sa chance à l'argumentation
de part et d'autre. La dévitalisation du FdG est consubstantielle à une
pratique de directions d'une autre époque.
2. Prioriser l'intervention auprès des abstentionnistes.
En
plus de s'occuper des relations avec ce qui reste à gauche des
formations institutionnelles, le Conseil national du FdG doit s'orienter
vers la prise en compte exacte, affinée, circonstanciée, des raisons
qui poussent les électeurs à abandonner le chemin des urnes 4.Un
organisme transpartis du FdG, composés de personnes idoines, devrait se
constituer avec l'objectif, par la suite, d'aider à trouver les
réponses appropriées à ces électorats. L'abstention des classes
populaires est un phénomène antérieur à la politique social-libérale de
Hollande-Ayrault-Valls.
3. Entamer de vastes débats dans le FdG.
Car
vouloir réintégrer les abstentionnistes dans le combat politique
suppose, aussi, d'ouvrir le débat sur des sujets politiquement
incorrects qui empoisonnent la gauche ! Partir des urgences sociales,
par exemple, nous conduit inévitablement… à débattre des relations à
entretenir avec l'U.E., de la souveraineté monétaire ; in fine de l'impossibilité à articuler un programme de gouvernement de gauche et le dispositif européen.
Sur ce plan, mes idées sont connues.
En 2007, j'écrivais déjà dans la revue se réclamant de l'autogestion « Utopie critique » : «
Ce qui manque à la gauche, c'est la volonté de dessiner une vraie
politique de gauche dans un cadre national. (…) Pourtant, la question de
la transition, c'est-à-dire le passage d'une société capitaliste à une
société socialiste à l'échelon d'un territoire national, est plus que
jamais posé. C'est ce que la gauche n'arrive pas à réfléchir
sérieusement. » (« Utopie critique » n° 40, 1er trimestre 2007). Et je rappelais comment les notions de « développement autocentré » et de « déconnexion d'avec le marché international » (d'autres parleront de « réindustrialisation », de « consommation intérieure », « de démondialisation », etc.) avaient disparu du logiciel de la gauche « critique ». La lecture de La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le FdG échoue face au Front national ? 5 d'Aurélien Bernier est à recommander 6.
Le FdG est enfermé dans trois contradictions. Il veut restaurer la
souveraineté populaire mais ne défend plus la nation. Il lutte pour une « autre Europe, sociale et solidaire »,
mais n'assume pas la nécessaire rupture avec l'ordre européen. Il est
anticapitaliste mais renonce au protectionnisme contre le libre-échange
mondialisé. Un FdG hors sol, selon A. Bernier, dont la lutte contre
l'austérité devient dès lors peu crédible. Reprendre langue avec les
couches populaires abstentionnistes implique de mettre en débat
contradictoire ces sujets.
Discuter
aussi de la forme-parti, du fonctionnement démocratique que nous
voudrions voir adopter, de la place des élus dans ce dispositif. Les
sujets d'importance ne manquent pas, il faut les hiérarchiser et les
traiter de la meilleure manière. Emploi, plans sociaux, politique de la
ville, intégration…
C'est de matière grise dont le FdG a besoin.
Toute
activité transpartis en son sein (formation, tracts, initiatives
diverses, laboratoires de réflexion,…) doit être encouragée. Nos partis
doivent réexaminer ce que sont leurs priorités, recentrer leur forces,
avoir à cœur d'animer cette démarche d'origine. Quant à le faire dans un
cadre plus large, qui peut le plus peut le moins…
4. Etre à l'initiative d'activités sociales de soutien.
Doivent
être socialisées les connaissances pour que les animateurs du FdG
soient en situation d'aide sociale des populations paupérisées. En
particulier celles ne connaissant pas leurs droits. Songeons que 5
milliards d'euros de RSA ne sont pas versées chaque année à ceux qui y
ont droit. L'engagement vers les Restos du cœur ou le Secours populaire
se pose.
* *
*
On le comprend : une orientation « mouvementiste » sera bien insuffisante pour remettre la gauche en situation. La priorité nouvelle vers laquelle s'oriente le P.G., ou le FdG en général, en direction de la gauche-PS, d'E.E.-L.V., de Nouvelle Donne et même du N.P.A., dans la perspective de rapprochements électoraux aux Cantonales et Régionales de l'an prochain, peut vite devenir un raccourci qui nous éloigne de la sortie de crise.
En plus d'être fédéralistes et favorables à la reconfiguration régionale
de la France selon les canons européïstes, ces formations sont en
général des coquilles quasi-vides hors élection. La décomposition
s'étant sensiblement accentuée en quelques années, la notion de « Front
unique » ou de « rassemblement de la gauche » apparaît comme frappée de
relativité historique. L'attelage électoral qui en sortirait serait
insuffisant pour travailler en profondeur le corps social, voire un
miroir aux Alouettes, et source de confusion et nouveaux malentendus
avec les électeurs. Elle pourrait accentuer, passé le temps de
l'embellie électoraliste, le sentiment d'impuissance de la réponse
éco-socialiste qu'il nous faut.
Avec le FdG, la gauche est à la croisée des chemins.
PS : J'ajoute ici deux textes en fichiers attachés écrits par mon
camarade Jean-Pierre Lemaire : l'un sur la situation du FdG après les
Européennes, et l'autre sur la laïcité. Je rappelle que tous ces textes sont également mis sur le blog PG : debats-ouverts-a-gauche.org. Bonne lecture.
1. Jean-Luc Mélenchon, en mai dernier, sur le site de médiapart : « Le fond du fondde la crise du mouvement socialiste français, il est en 83, dit-il.
(…) En 83, nous savons que nous n'allons pas y arriver : le socialisme
dans un seul pays, ça ne marche pas, ce n'est pas possible. (…)Et à ce moment-là, que faire ? L'autre gauche de l'époque, qui était dans le PS : "Il faut faire une autre politique ! Une autre politique".
J'en étais. Laquelle ? On n'en savait rien ! Ça m'a marqué à vie. Je
sais maintenant que si je propose une autre politique, je dois dire
laquelle ! » En plus du fait qu'il jette aux oubliettes les riches débats et les nombreuses contributions de l'époque, son « autre politique » d'aujourd'hui revient à s'en remettre à une « révolution citoyenne en Europe » pour conjurer « la contre-révolution nationale-populiste» (http://www.mediapart.fr/journal/france/140514/le-debat-des-gauches-cambadelis-cosse-melenchon, 2e partie, 17 h 50.).
2.
Respectivement 37 % des chômeurs et 30 % des jeunes chez les votants
auraient choisi F.N. (sondage Ipsos-Steria, rapporté par P. Perrineau, La France au front. Essai sur l'avenir du FN, Fayard, 240 p., 18 €).
3. «
Au moment où la défiance est maximale envers les partis politiques et où
la gauche est éclatée, vouloir traiter la question de la participation
citoyenne par l’adhésion directe à une nouvelle force politique [l'adhésion au FdG] n’est pas une réponse efficace.
La
clé de notre réussite réside au contraire dans notre capacité à
multiplier les moyens de participer à la construction de l’alternative à
gauche. De nouveaux espaces d’intervention populaire doivent être mis
en place avec l’objectif de créer une nouvelle culture politique dans le pays.
Cela
nécessitera un travail de proximité par la création de milliers
d’espaces dans les quartiers, les villages et sur les lieux de formation
et de travail. Non des assemblées qui servent de tribune aux
composantes du Front de gauche [les Assemblées citoyennes du FdG],
mais des ateliers politiques en lien avec les luttes sociales pour
reconstruire progressivement un lien de confiance avec les citoyens, les
travailleurs, les jeunes de notre pays et co-élaborer avec eux un
projet alternatif de gauche. »
Ce texte, émanant de responsables du PCF, conclue : « Pour
améliorer la vie de nos concitoyens, le Front de gauche doit renouer
avec l’ambition d’un front progressiste et citoyen que le PCF proposait
dès son congrès de 2008, c’est-à-dire “oeuvrer à ce que des
millions de femmes et d’hommes, divers par les courants de pensée dans
lesquels ils se reconnaissent, par les organisations politiques et
sociales dont ils se sentent proches, soient suffisamment unis et
résolus pour rendre incontournables des changements dont ils auront
acquis la conviction qu’ils sont indispensables”.
Au
lendemain des élections européennes, le Front de gauche sera face à un
choix : soit relancer la bataille de leadership en vue des prochaines
échéances électorales, notamment de l’échéance présidentielle, soit
refonder notre rassemblement pour créer une dynamique politique capable
de rendre majoritaire un projet alternatif de gauche. Ce dernier choix
est notre ambition et nous la mettons aujourd’hui en débat »(« Ouvrir
le débat sur notre rassemblement et ses objectifs », Éliane Assassi,
André Chassaigne, Didier Le Reste, Igor Zamichiei et d'autres
secrétaires départementaux).
4. Par
exemple, aux Régionales de 2010, élections intermédiaires, 26 % des
abstentionnistes motivaient leur choix du fait que le pouvoir réel se
trouvait ailleurs… (sous-entendu : les organisations transnationales
style multinationales, mafias, OMC, FMI, ONU, Union européenne, etc.) ;
26 % étaient « à-quoi-bonistes » puisque PS et UMP, une fois élus,
faisaient la même politique ; enfin, 28 % expliquaient qu'ils n'y
comprenaient rien…
5. Ed. Seuil, Paris, janv. 2014, 171 p., 17 €.
6. Malgré quelques raccourcis de broutille… Par exemple, A. Bernier écrit : « La
gauche radicale se replie sur le discours historique des trotskystes
dans lequel tout changement ne vaut que s'il est transnational » et autres phrases de la même eau parcourant tout le livre. C'est ce qu'il appelle « la pensée Lutte ouvrière ».
Sauf que L.O. est resté une structure marginale dans l'histoire du
mouvement trotskyste international, que les lambertistes du P.O.I, par
exemple, revendiquent ouvertement le respect de la souveraineté
nationale. Pas grand-chose, en fait, n'atteste la réalité de
l'affirmation de A. Bernier. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi les
trotskystes furent aux côtés de tant de mouvements de libération
nationaux. D'ailleurs, celui qui finit par succéder à Léon Trotky à la
tête de la IVe Internationale jusqu'en 1962, Michel Raptis
dit Pablo, considérait même que dans certaines circonstances la question
sociale se poserait après la résolution de la question nationale. Et,
dès les années 90, la revue trotskysante « Utopie critique » posait les
mêmes questions qu'Aurélien Bernier aujourd'hui ! De même, l'auteur sous-entend que K. Marx était favorable au libre-échange. Or le Discours sur le libre-échange
(1848) de Marx est autrement plus nuancé. Il n'est pas non plus tout à
fait exact d'attribuer la victoire du « non » au T.C.E. de 2005 aux
seuls « communistes, trotskystes et altermondialistes… », comme il l'écrit (p. 15), alors que bien des gens de droite y ont contribué puissamment aussi.