Le 9 juillet, alors que les frappes israéliennes sur la bande de Gaza avaient déjà causé la mort de 62 Palestiniens, principalement des civils, François Hollande publiait un communiqué affirmant qu’il appartenait «au gouvernement israélien de prendre toutes les mesures pour protéger sa population». Chacun savait, depuis les effusions de ce qu’il avait lui-même appelé son «chant d’amour pour Israël et ses dirigeants», lors de son dîner avec Benyamin Nétan-yahou en novembre, de quel côté le président de la République penchait dans le conflit israélo-palestinien : non seulement il avait choisi son camp, mais il l’avait fait en prenant parti pour les éléments les plus intransigeants et les plus belliqueux au sein de la classe politique israélienne. Pourtant, beaucoup furent surpris en voyant le chef de l’Etat français délivrer un chèque en blanc au Premier ministre israélien au moment même où ce dernier annonçait une opération militaire d’envergure pour «éradiquer le Hamas», ce qui laissait peu de doute sur ses intentions et les moyens déployés pour y parvenir. C’était là, assurément, une profonde rupture, engagée sous Nicolas Sarkozy, par rapport à ce qu’avait été, au moins depuis le début de la Ve République, la position traditionnellement équilibrée de la France.
Le 10 juillet, tandis que 23 nouvelles victimes palestiniennes étaient venues s’ajouter au décompte macabre, Laurent Fabius et Bernard Cazeneuve publiaient une tribune dans le New York Times intitulée «La France n’est pas une nation antisémite» dans laquelle ils affirmaient que «le gouvernement français se tient fermement aux côtés des juifs de son pays». Cette déclaration insolite, des ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur, faite dans un quotidien étranger alors que les frappes israéliennes redoublaient sur les populations civiles de Gaza et bien qu’aucun acte antisémite n’ait été perpétré sur le territoire français, signifiait une communautarisation de la position officielle du gouvernement, puisqu’il s’agissait d’apporter un soutien non plus seulement à l’Etat hébreu mais à la communauté juive de France, comme si cette dernière avait vocation à se regrouper tout entière derrière la politique israélienne et comme si toute mobilisation contre la campagne militaire dans les Territoires palestiniens ne pouvait procéder que de l’antisémitisme. Certes, cette communautarisation politique n’est pas nouvelle, mais elle avait pris, au cours des années récentes, une forme négative, s’exprimant de manière obsessionnelle à l’encontre des populations musulmanes et plus récemment roms. C’était, désormais, de façon ouvertement positive que le communautarisme du gouvernement se manifestait.
Cette double ligne - pro-israélienne et communautariste - a été développée avec constance les jours suivants par tous les membres du gouvernement qui se sont exprimés sur la crise actuelle. Le 13 juillet, tandis que l’on dénombrait 168 morts parmi les Palestiniens et toujours aucun décès parmi les Israéliens, Jean-Yves Le Drian déclarait sur Europe 1 : «Nous condamnons les tirs de roquette, mais demandons à Israël de faire preuve de retenue dans sa riposte.» Condamnation de l’action inefficace des uns, simple demande de modération de l’intervention meurtrière des autres : le ministre de la Défense réaffirmait la nouvelle ligne politique de la France. Le même jour, à la suite d’incidents survenus en marge de la manifestation à l’appel du Collectif national pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens, Manuel Valls affirmait que la France «ne tolérera pas que l’on essaie par la violence des mots ou des actes d’importer sur son sol le conflit israélo-palestinien», réitérant deux jours plus tard que l’antisémitisme «se répand dans nos quartiers populaires, auprès d’une jeunesse sans repères, sans conscience de l’Histoire, qui se cache derrière un antisionisme de façade». Il extrapolait ainsi les violences commises par quelques dizaines d’individus, phénomène dont on sait la fréquence lors de ce type de rassemblement quel qu’en soit le motif, et enfermait, à son tour, l’opposition à l’opération militaire israélienne et à la politique du gouvernement français dans une lecture communautariste. En écho au président du Conseil représentatif des institutions juives de France, qui parlait d’un «climat antisémite jamais vu» et demandait «l’interdiction des manifestations», le gouvernement prenait peu après la décision d’en interdire plusieurs, dont celle devant se dérouler dans la capitale. Pompier pyromane, il produisit ce qu’il avait annoncé et, tandis qu’ailleurs sur le territoire français et partout dans le monde, des manifestations se déroulaient dans le calme, celle de Paris fut le théâtre de nouveaux heurts.
Après deux semaines de bombardements de la bande de Gaza qui ont causé la mort de 556 Palestiniens, pour l’essentiel des civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants, et le déplacement de dizaines de milliers d’habitants vivant dans une extrême précarité, le gouvernement français n’a pas eu un mot de compassion à l’égard des victimes et n’a proposé aucune assistance. Alors que les attaques israéliennes se multiplient sur des mosquées, des hôpitaux, des terrasses de café, des plages où jouent de jeunes garçons, en utilisant des bombes à fléchettes qui projettent des dards métalliques à 300 mètres à la ronde, il n’a pas eu un mot pour condamner les crimes de guerre commis par l’armée israélienne et a continué de défendre la légitimité de l’opération militaire. De ce grave manquement au droit international humanitaire qu’ailleurs, ils invoquent pourtant en toute occasion, les dirigeants actuels devront un jour rendre compte. Que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne soient sur la même ligne politique ne diminue en rien la faute morale du gouvernement français. Dès lors, celles et ceux qui, au nom de la désobéissance civile, protestent contre le massacre des populations palestiniennes défendent des principes universels : droit à la vie, droit à la sécurité, droit à la dignité, droit à la justice.
Le gouvernement tente d’empêcher ces protestations et de faire taire les voix qui s’élèvent face à l’indifférence des grandes puissances. Il le fait en les censurant et en les disqualifiant. Mais en communautarisant le conflit, c’est lui qui l’a importé sur le sol français. En assimilant la critique de l’intervention israélienne à de l’antisémitisme et en faisant de débordements regrettables un instrument pour discréditer les défenseurs d’une paix juste et durable, il prend une lourde responsabilité : celle de diviser la nation. Faire croire que tous les juifs de France sont solidaires de la politique de Nétan-yahou et de ses alliés est une insulte à leur égard et à la diversité de leurs opinions, de même que laisser penser que toutes celles et ceux qui ne peuvent rester sans réagir devant la mise à mort de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants déjà réduits à des conditions intolérables par des années de blocus dans la bande de Gaza sont des antisémites est une insulte à ceux qui refusent l’oppression et la destruction d’une partie de la communauté humaine - comme d’autres les ont refusées en d’autres temps.
Didier FASSIN Professeur de sciences sociales, Institute for Advanced Study (Princeton) et directeur d’études à l’EHESS et Anne-Claire DEFOSSEZ Conseillère municipale socialiste dans le Val-d’Oise