Le Nouvel Observateur : « Depuis un siècle, en France, aucun reniement à gauche n’égale celui de François Hollande en deux ans et demi. », écrivez-vous au début de votre nouveau livre. Pourquoi le Front de gauche ne parvient-il nullement à profiter de ce violent rejet du socialisme au pouvoir ?
Jean-Luc Mélenchon : Une telle trahison est surtout démobilisatrice. En général, l’électeur de gauche prend au sérieux ce que dit son élu. Hollande l’a désarmé et démoralisé. A présent les gens concluent : « la gauche et la droite, c’est pareil ». Dès lors, les votes ne se transvasent pas ! L’abstention gagne, la gauche et la droite officiels s’évaporent. Aujourd’hui, il n’y a qu’un segment de l’opinion en dynamique : l’extrême droite. De son côté la stratégie du Front de gauche, a été construite sur les ressorts de l’ancien monde politique : passer devant les socialistes et, à partir de là, réorganiser le champ politique. Je pensais : nous allons gagner en disant aux gens « comparez les deux gauches ». Cette ligne raisonnable a échoué. En fait, nous avons été aspirés par le naufrage du vaisseau amiral. Hollande a coulé l’idée de « gauche ».
Notre erreur a été d’essayer de concilier deux choses qui ne peuvent aller ensemble. D’un côté, la gauche traditionnelle, avec ses accointances d’appareil, de l’autre, une société qui dit de tous les pouvoirs : « qu’ils s’en aillent tous ! ». La vieille « gauche », ses collusions avec le système financier et productiviste, ses arrangements calamiteux, sont vomis. Et nous ? Aux municipales, le Front de gauche est resté trop souvent collé au système du PS. Il n’a pas été vu comme un recours. Et globalement nous n’avons pas su traiter avec l’émergence d’une société qui rejette tout le système, comme on l’a vu aux élections européennes. Nos méthodes ont été aussi verticales que celles de la « gauche » au pouvoir. Nous avons trop peu sollicité l’initiative citoyenne ! Mais, à l’inverse, voyez à Grenoble la déferlante populaire pour purger le système municipal ! L’intervention citoyenne est la clef du futur !
Depuis les européennes ? La situation est tragique. En plus le système médiatique a choisi Le Pen. Difficile de remonter la pente ! Le conditionnement est là : c’est plus facile de s’en prendre à son voisin musulman qu’aux financiers !
Dans votre livre, vous annoncez « l’avènement » du peuple. C’est-à-dire ?
Enfant de la démographie galopante et des villes sans fin le peuple est le nouvel acteur de l’histoire. Ce n’est plus le salariat organisé qui, seul, devait montrer le chemin à toute la société. Le lieu de socialisation politique, ce n’est plus l’entreprise mais l’espace urbain. Qui est le peuple ? La masse des gens urbanisés. Elle vit une demande sociale qui fait naitre une nouvelle forme de conscience politique commune. Enfin la financiarisation de l’économie a créé une nouvelle polarité qui n’est pas réductible à la gauche et à la droite. Désormais, il y a l’oligarchie d’un côté et le peuple de l’autre.
Cette redistribution du champ politique m’a fait conclure: le système n’a pas peur de la gauche, car il la digère toujours. Le système a peur du peuple ! En effet, le peuple pose la question de la souveraineté : qui commande dans la société ? Question fondatrice. Elle est profondément anticapitaliste. Car la souveraineté du peuple est la source de toutes les régulations et contrôles dont la finance ne veut d’aucune façon.
Pour vous, les catégories gauche et droite ne sont donc plus pertinentes ?
En tout cas, elles ne sont pas situées au bon endroit. Qualifier de gauche un gouvernement qui fait une politique de droite, rend tout confus. Hollande a volé et perverti les mots de notre histoire. J’avais déjà observé ce phénomène en Amérique latine avant nos victoires là-bas. Pour beaucoup, la gauche et la droite, c’étaient les mêmes corrompus. Alors les gens préféraient se dire du « peuple ».
Vous restez un homme de gauche, tout de même…
Bien sûr ! C’est toute mon histoire ! Mon ancrage est là. Mais la question pour moi aujourd’hui, ce n’est plus de dire, mon projet est bon parce qu’il est « de gauche ». Mais il est bon parce qu’il sert le peuple, et vise l’intérêt général humain. Devant l’explosion démographique et le dérèglement climatique, notamment, cette sorte d’écologie sociale et républicaine est désormais mon approche.
Le vrai vice de construction du Front de gauche n’est-il pas là ? Dans votre livre, vous vous déclarez partisan d’un « écosocialisme » et vous dénoncez l’idéologie de la croissance et le productivisme. Or les communistes restent productivistes…
En gros, vous n’avez pas tort. Mais est-ce que ça empêche l’alliance ? Qu’il y ait une distance idéologique n’est pas le problème. Ce qui le serait, c’est qu’on soit incapable d’un programme partagé. Sur le nucléaire, on a trouvé un compromis honnête.
Est-ce que vous n’avez pas une conception trop abstraite, trop idéaliste, du peuple ? Un mot très concret est pratiquement absent de votre livre : le mot chômage…
Ah ? Pourtant pour moi c’est le sens de la partie sur la mer par exemple, au début du livre. La mer ! Là est le futur de l’humanité. La France a l’avantage d’avoir le deuxième espace maritime du monde. C’est donc un gisement d’emplois sans pareil !
Cela dit, je récuse que les gens, pensent uniquement avec leur estomac. Tout être humain est d’abord un être de culture. L’esprit commande ! Les gens ont donc déjà compris : si on ne change pas la règle du jeu, on peut élire le zozo qu’on voudra, rien ne changera. Europe libérale plus monarchie présidentielle égale austérité à perpétuité. La preuve: Hollande fait pire que Sarkozy et celui-ci promet de faire pire que Hollande la prochaine fois. Les gens ne sont pas idiots. Ils comprennent aussi les messages complexes. L’important, c’est de savoir si le projet que j’esquisse dans mon livre est raisonnable. Exemple. On ne peut plus dire comme au 20ème siècle : on va distribuer du pouvoir d’achat qui va relancer la consommation qui va remettre en route la mécanique. Tout cela est vrai. Mais la relance doit être d’un type radicalement nouveau. L’impératif écologique doit être au poste de commande. Assez de déchets, de grands projets inutiles, d’agriculture productiviste… D’où mon plan pour un nouveau modèle productif, à partir de l’entrée en mer et la planification écologique.
J’ajoute ceci : le projet de VIème République, n’est pas purement institutionnel. C’est une stratégie globale. Avec l’assemblée constituante que je souhaite, c’est le peuple qui se constitue politiquement en tant qu’acteur de l’histoire. Le processus constituant est celui par lequel le peuple passe du stade de multitude informe à celui de sujet politique.
Lénine disait : « Un pas en avant des masses, pas davantage. » Vous semblez souvent dix coudées au-dessus !
Peut-être parce que je ne suis pas léniniste ! Sérieusement : la question d’une constituante comme stratégie du changement social est posée partout dans le monde. Au Brésil, nos amis ont fait des comités d’action pour une constituante : ils ont rassemblé sept millions de signatures. Sept millions ! Donc, la revendication d’une constituante, n’est pas une lubie de Mélenchon et de ses amis en France. Là où on veut un changement de société, il faut essayer de le mener de manière civilisée, par les méthodes de la démocratie.
De quelle manière notre projet peut-il susciter de l’adhésion ? Comment créer une dynamique qui puisse devenir majoritaire ? En rassemblant une force qui parle clair et se donne à voir. Car la force va à la force. Après l’élection présidentielle de 2012, j’ai été à l’initiative de cinq marches de masse. Il est frappant de voir comment le système s’acharnait à minorer le nombre de participants. Le PS souffle systématiquement sur les braises de l’extrême droite pour faire fructifier le fonds de commerce du chantage à la peur et culpabiliser toute alternative à gauche.
Et nous ? Comment contourner ça ? En fédérant le peuple. Abstrait ? Un peu, c’est vrai. Mais quand on dit: « vite la 6ème République », on a l’élément fédérateur. Car le changement de la règle du jeu démocratique peut réunir des catégories sociales extrêmement différentes, qui ont des préoccupations très diverses : sociales, écologiques, démocratiques, tout ce qui est nié par l’ordre actuel. La constituante est une perspective qui permet de rassembler. Ce n’est pas la bonne idée ? Bon ! Mais, alors, quelle est la bonne idée ?
Vous dites que l’important, c’est la lutte entre le peuple et l’oligarchie. Que répondez-vous à ceux qui tentent de vous disqualifier en disant que des gens situés à droite, même très à droite, tiennent un discours similaire ? Eric Zemmour, par exemple, et bien sûr Marine Le Pen…
Il faut faire avec ! Sinon, il suffirait que madame Le Pen lise le dictionnaire pour qu’on ne puisse plus utiliser aucun mot. Sa technique est aussi vieille que l’extrême droite. Depuis toujours, elle reprend les thèmes de la gauche en les déviant. Madame Le Pen récite parfois des pans entiers de mes discours… A elle de s’expliquer, pas à moi ! Epreuve de vérité : comment Le Pen et Zemour proposent-ils de combattre l’oligarchie ? En développant le service public, la propriété publique et le partage des richesses? Ils sont d’accord pour ça ? Le contraire ! Pour eux, le problème, ce sont les musulmans.
Ils me prennent des mots. Et alors ? Qui va aller au bout des mots ? Je donne du contenu concret aux grands mots: comment combattre la finance, comment relancer l’emploi. Et il faut convaincre. Je ne suis pas un prophète qui surgit de la montagne avec les tables de la Loi ! C’est un travail collectif de citoyens engagés ! Et comme les anciens électorats se disloquent sous nos yeux, à la fin, ça se terminera entre Le Pen et nous. Car à la fin, personne ne peut nier l’existence d’une oligarchie qui dirige tout et d’un peuple qu’il asservit.
Vous affirmez ici que le peuple vit dans les villes, allant jusqu’à parler d’homo urbanus. Dans un livre récent, le géographe Christophe Guilluy entend au contraire montrer que les catégories populaires ont été rejetées dans ce qu’il appelle « la France périphérique ». Qu’en pensez-vous ?
Je pars des mêmes prémices : la spatialisation du capitalisme. Il a créé des endroits où la valorisation est folle, Paris, par exemple, et des périphéries vers lesquelles a été repoussé le peuple du commun. Le phénomène de relégation est évident. Pour autant, ces zones périphériques sont aussi des zones liées au continuum urbain et à son mode de vie. J’ai été assez longtemps élu de banlieue pour le savoir : c’est le mode de vie urbain, sans les avantages de la ville.
Ce même géographe, et d’autres avec lui, décrit quasiment deux peuples, des « petits blancs » qui ont déserté les métropoles, et des catégories issues de l’immigration dans les « quartiers »…
Là, pas d’accord ! Cette description suppose un conflit. Ce sont les mêmes êtres humains dans les deux cas. Les ouvriers qui sont partis vers les périphéries n’ont pas fui les immigrés, ils ont fui la pauvreté. Et ça, c’est normal. Dans une société de consommation, c’est normal de vouloir améliorer son statut symbolique, de vouloir une petite maison avec un jardin pour les gosses.
Il n’en reste pas moins que le FN est devenu le premier parti ouvrier. Pourquoi ?
Il n’y a jamais eu moins d’un tiers d’ouvrier à droite ! Puis le PS actuel a discrédité le combat ouvrier. Voyez Hollande refuser d’amnistier les syndicalistes ! Quelle ingratitude ulcérante pour tous ceux qui se sont fait crever la peau sous Sarkozy. Aujourd’hui si un ancien « condamné pour l’exemple » revient devant ses copains, il est vu comme un bouffon. Ce PS méprise les solidarités des salariés. Et ça continue ! Les pilotes d’Air France ? Des privilégiés ! Vive les compagnies low cost ! Mais quand le pilote est low cost, quel est alors le statut du pauvre diable qui nettoie l’avion ? Pour les hiérarques du PS les prolos sont des nuls. Seule compte une bobocratie d’ailleurs mythique. Comment alors l’ouvrier pourrait-il se reconnaitre dans cette gauche ? Ce serait ça son camp historique ? Pour le commun du peuple c’est là une escroquerie blessante.
Propos recueillis par Hervé Algalarrondo et Aude Lancelin