La
crise financière qui a débuté en 2007 a bien montré la nécessité de
contrôler les activités financières et de réduire leur importance. Les
marchés financiers sont aveugles, avides, instables. Comme le disait
naguère François Hollande : « Notre ennemi, c’est la finance ».
À l’intérieur de la finance, les banques ont une responsabilité
particulière. Les banques ont des missions spécifiques, comme celle
d’assurer le fonctionnement du système des paiements, ou celle de faire
du crédit aux États comme aux ménages, entreprises et collectivités
locales, qui ne peuvent aller sur les marchés financiers. Elles
bénéficient de privilèges : l’accès au refinancement de la banque
centrale et surtout la garantie publique, explicite (pour les petits
dépôts), implicite en fait : les banques trop grosses pour faire
faillite sont assurées d’être toujours sauvées par l’État.
Avant la crise, les banques se sont employées à contourner la
législation en développant les engagements hors bilan. En raison de la
concurrence, les marges sur les crédits aux particuliers et aux
entreprises étaient faibles ; les banques (comme la Société générale)
sont intervenues sur les marchés financiers, où elles ont réalisé une
partie croissante de leurs profits ; certaines banques particulièrement
aventureuses (comme Dexia, Natixis, le Crédit agricole) se sont engagées
sur les marchés des CDS ou américains, augmentant aveuglément leur
exposition aux risques. Avec la crise, les banques ont enregistré de
lourdes pertes ; ces pertes ont fait disparaître les fonds propres
requis pour garantir les crédits. Il est apparu que les grandes banques
utilisaient l’argent des déposants et la garantie publique pour spéculer
sur les marchés. Il est apparu qu’elles prenaient des risques excessifs
par aveuglement (en minimisant les risques) ou par aléa moral, sachant
qu’elles seraient couvertes en cas de pertes. Durant la crise
financière, les banques ont fait appel au soutien des États, ce qui a
été particulièrement coûteux pour l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne
et surtout l’Irlande, et ce qui a mis en lumière leurs pratiques :
encaisser les gains, mais faire payer les pertes à la collectivité. La
libéralisation des mouvements de capitaux a fait que des petits pays
(Irlande, Islande, Chypre) ont laissé se développer des systèmes
bancaires disproportionnés par rapport à leur taille, qu’ils sont
incapables de secourir en situation de crise, sauf à plonger leur
population dans la misère. La crise a remis en cause l’utilité et la
légitimité d’une grande partie des activités des marchés financiers. Il
apparaît que ceux-ci ne permettent pas de financer de manière
satisfaisante l’économie ou de couvrir les agents non financiers contre
des risques préexistants, mais qu’ils obtiennent leur rentabilité grâce à
des activités parasitaires : créer artificiellement des bulles
financières ou de la volatilité. La question de la régulation des
banques et des marchés financiers est donc posée.
Depuis juin 2012, les instances européennes proposent de mettre en
place une Union bancaire européenne. Toutes les banques européennes
seraient supervisées par la BCE ; des procédures communes seraient mises
en place en cas de difficulté d’une banque européenne pour que le coût
de la faillite repose sur les actionnaires et les gros créanciers ; les
banques devraient prévoir ces difficultés en mettant en place des filets
de sécurité ; les ratios de capital devraient augmenter fortement.
C’est certes un progrès. Mais ce projet n’allait pas au cœur du
problème, à savoir l’élimination du lien entre la finance spéculative et
les banques. La supervision par la BCE posait des problèmes
démocratiques (l’activité bancaire doit-elle s’autocontrôler, entre
banquiers, sans intervention des parlements et des peuples) et des
problèmes de contenus : il n’était pas dit clairement que les banques
devraient se consacrer à leurs tâches spécifiques. Elles conservaient le
choix d’arbitrer entre leurs activités de crédit et leurs activités de
marché.
Par deux fois, la Commission a fait des propositions allant dans le
bon sens, permettant de lever l’ambiguïté, d’affamer la spéculation
financière, d’augmenter la part du crédit. Dans les deux cas, le
gouvernement français s’est rangé du côté du lobby bancaire français
contre la Commission.
Ainsi, en septembre 2011, la Commission européenne avait adopté un
projet de taxation des transactions financières : son projet de
directive prévoyait de taxer à 0,1 % les échanges d’actions,
d’obligations, et à 0,01 % les échanges de contrats dérivés. Le gain
devait être de 57 milliards pour l’ensemble de l’UE. Il est apparu qu’il
n’y avait pas l’unanimité requise pour adopter cette directive. Onze
pays de la zone Euro (France, Allemagne, Belgique, Portugal, Slovénie,
Autriche, Grèce, Italie, Espagne, Slovaquie et Estonie) s’étaient alors
mis d’accord pour mettre en œuvre cette taxe dans le cadre d’une
coopération renforcée. Cette taxe rapporterait 30 milliards d’euros
selon la Commission. Une vraie taxation des transactions financières,
portant sur celles des banques et des IF, aurait trois avantages : elle
réduirait la rentabilité des activités spéculatives, elle diminuerait la
liquidité des marchés financiers, elle obligerait les banques à
enregistrer et à mieux contrôler les opérations de leurs opérateurs de
marché. Ceci éviterait des affaires Kerviel (coût 7,5 milliards pour la
Société générale) ou Picano-Nacci (coût : 750 millions pour les caisses
d’épargne). Dans l’idéal, elle pourrait s’inscrire dans une stratégie
visant à réduire fortement les activités spéculatives en interdisant les
innovations financières qui ne correspondent pas à un besoin social
(CDS nus, trading à haute fréquence, une grande part des produits
dérivés...). Certes, le risque était grand de fuites des transactions
vers Londres et Luxembourg, mais, dans ce cas, la zone euro aurait
réagi, ce qui aurait montré les divergences en Europe et obligé Londres
et Luxembourg à un choix politique : sont-elles des nations européennes
ou des paradis financiers ? Mais, la France a calé ; sous la pression
des banques françaises, le pays dont le président est l’ennemi de la
finance, se bat maintenant bec et ongles contre le projet. Ainsi,
Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, écrit : « ce projet
doit être "entièrement revu" ; il constitue "un risque énorme en termes
de réduction de la production là où la taxe s'appliquera, de hausse du
coût du capital pour les États et les entreprises, de délocalisation
importante des activités de trading et de baisse de la liquidité des
marchés… La diffusion de notre politique monétaire serait gravement
entravée et le risque en termes de stabilité financière ne serait pas
négligeable. La taxe sur les transactions financières suscite des
inquiétudes quant à l'avenir industriel de la place de Paris et quant au
financement de l'économie française ». On croit rêver : avant
l’explosion financière des années 80, l’Europe ne connaissait pas de
crises financières, le coût du capital était très faible. C’est
précisément la liquidité illimitée des marchés qui rend instable les
économies actuelles, qui fait que tout événement entraîne des transferts
massifs de capitaux, des fortes hausses ou chutes des taux de change et
des bourses. C’est elle qui oblige les pays à se lancer dans des
politiques d’austérité sans issue. De même, Pierre Moscovici, ministre
français de l’économie proclame : « La proposition de la Commission
m'apparaît excessive et risque d'aboutir au résultat inverse. Je propose
une amélioration de la proposition pour mettre en œuvre une taxe qui ne
nuise pas au financement de l'économie », comme si ce n’était pas le
détournement de l’activité des banques vers les marchés qui nuisait au
crédit à l’économie. Ainsi, depuis juillet 2013, les propositions
françaises visent toutes à réduire le champ et la portée de cette taxe
pour qu’elle ne pèse pas sur les activités de marché des banques.
Michel Barnier, commissaire
européen au marché intérieur, vient de proposer le 29 janvier un projet
de règlement visant à limiter et encadrer la pratique d'activités de
marché pour les banques de taille systémique (soit une trentaine sur les
8000 que compte l’Union européenne, représentant 65 % des actifs
bancaires européens). Ce projet de réforme des structures bancaires,
inspiré du rapport qu’il avait commandé à un groupe d’experts présidé
par Erkki Liikanen, le gouverneur de la Banque centrale de Finlande, va
dans la bonne direction. C’est un pas supplémentaire par rapport à
l’Union bancaire.
L’objectif principal de la réforme Barnier est d’obliger à une
séparation entre les activités de banque de détail et les activités de
banque de marché dont une grande partie est de nature spéculative. Comme
la Volker rule américaine, elle interdit aux banques la
négociation pour compte propre sur instruments financiers et sur
matières premières ainsi que l’investissement dans les fonds spéculatifs
(les hedge funds). De plus, les autorités de surveillance
pourront imposer aux grandes banques de séparer dans une filiale
autonome, solidement capitalisée, les opérations (tenue de marché,
produits dérivés, titrisation) qui seraient jugées risquées,
c’est-à-dire qui entraîneraient des prises de positions importantes
financées par effet de levier. C’est une manière de revenir vers le
cloisonnement des banques qui fonctionnait de façon satisfaisante avant
que la révolution néolibérale préfère promouvoir les banques
universelles.
Pierre Moscovici, ministre de l’économie, et Christian Noyer sont
immédiatement montés au créneau pour critiquer ce projet. Christian
Noyer, membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, a jugé ces
propositions « irresponsables », comme si la BCE avait fait preuve de
responsabilité avant 2007 en ne mettant pas en garde contre le
développement incontrôlé des activités financières des banques. Les
autorités françaises s’opposent au projet de Michel Barnier car celui-ci
est plus ambitieux que la réforme contenue dans la « loi de séparation
et de régulation des activités bancaires » du 26 juillet 2013. La
plupart des économistes et experts s’accordent à penser que les
autorités françaises avaient procédé à une réforme minimale, qui permet
aux grandes banques de continuer à effectuer en toute liberté les
opérations de tenue de marché, dont une grande partie sont spéculatives
et risquées. Frédéric Oudéa, président de la société Générale, qui a été
le président de la Fédération bancaire française, le principal lobby
bancaire, a reconnu lui-même que la nouvelle loi n’affecterait que 1 %
de l’activité de sa banque. Karine Berger, députée PS, ex-rapporteure de
la loi de séparation des activités bancaires, s’indigne : « Nous sommes
sur une proposition dure et contraignante de la Commission
européenne », avouant ainsi que le texte français n'était ni dur ni
contraignant. La France, puis l’Allemagne, avaient choisi de faire une
réforme bancaire a minima, espérant ainsi préempter le contenu de la loi
européenne.
Se faisant le porte-parole du lobby bancaire, les autorités
françaises affirment que le coût d’une telle réforme serait prohibitif
pour les banques françaises, nuirait à leur compétitivité et serait
préjudiciable au financement de l’économie. Or, au contraire, le
cloisonnement des banques empêcherait que leurs activités spéculatives
viennent les distraire de leurs missions premières de financement de
l’économie réelle et réduirait les risques systémiques.
La Fédération bancaire française (FBF) demande à ce que le modèle de
banque universelle soit préservé. Elle critique l’obligation de
filialiser les opérations de tenue de marché (y compris pour les dettes
des entreprises). Ce règlement « conduirait à un renchérissement
considérable de cette opération », ce « qui aurait un impact négatif sur
le coût de financement des dettes des entreprises et des services de
couverture de leurs risques ». Toutefois, cette obligation pourrait être
levée si les banques prouvaient que leurs interventions sur les
marchés ne leur font prendre aucun risque. Ainsi, les banques
pourraient continuer à jouer un rôle de teneur de marché à condition de
se fixer des limites strictes quant à leurs positions propres ; elles
pourraient continuer à fournir des opérations de couverture simple, en
se couvrant elles-mêmes. Par contre, les banques auraient moins de
facilité pour inciter leurs clients, entreprises ou ménages ou
collectivités locales, à se livrer à des opérations financières
hasardeuses, à s’endetter dans des produits complexes qu’ils ne
maîtrisent pas, à utiliser des prétendues opérations de couverture pour
spéculer.
Les « Économistes atterrés » dénoncent la collusion entre les
autorités françaises et le lobby bancaire et défendent le principe de
séparation stricte des activités de la banque de détail, tournées vers
le financement de l’économie, et celles de la banque de marché, ces
dernières étant largement responsables des prises de risque excessives
qui ont conduit à la crise financière dont les conséquences économiques
et sociales ont été dévastatrices. Ils considèrent que le projet
présenté par Michel Barnier va dans le bon sens, même s’il ne va pas
assez loin.
Nous demandons une véritable séparation des banques de détail et des
banques de marché. Les banques de détail doivent se concentrer sur leurs
missions (collecte et gestion des dépôts, gestion de l’épargne liquide
et de l’épargne sans risque, crédit aux collectivités locales, aux
ménages et aux entreprises) ; elles ne doivent pas avoir le droit de se
livrer à des activités spéculatives ou à des activités de marché et de
prêter aux spéculateurs (fonds spéculatifs, montage d’opérations LBO).
Ces banques peuvent bénéficier de la garantie publique. En revanche, les
banques de marché ou les banques d’affaires pourraient se livrer sans
garantie publique aux interventions sur les marchés et aux opérations de
hors bilan.
Cette séparation stricte des activités bancaires aura cinq avantages :
- L’absence de garantie publique obligera les banques de
marché à tenir compte du risque effectif de leurs activités, à devoir
immobiliser beaucoup de fonds propres, à supporter un coût élevé pour
attirer des capitaux. Ceci réduira la rentabilité et donc le
développement de leurs activités spéculatives.
- La séparation permettra de protéger la banque de détail,
qui a un caractère de service public, des effets pervers de la
spéculation ; lors de la crise des subprimes, les pertes de plus de 5
milliards d’euros subies par Natixis, la banque d’investissement du
groupe BPCE, ont failli conduire cette dernière à la faillite, mettant
en danger les avoirs de plusieurs millions d’épargnants.
- Elle permettra de réduire la taille des grandes banques
« too big to fail » qui oblige les contribuables à venir à leur secours
et contribue à l’augmentation des dettes publiques.
- Elle permettra de remettre en cause la position dominante
des banques face aux usagers et le caractère oligopolistique du marché
bancaire français, ce qui se traduira par une baisse des charges
d’intérêt imposées aux emprunteurs, pour le plus grand bénéfice de
l’économie.
- Elle réduira le pouvoir politique des grandes banques dont
le lobbying bloque les réformes de la finance pour lesquelles la
majorité des électeurs ont voté lors des précédentes élections.